3 novembre 2009

Lettre d'une inconnue, S. Zweig


J'avais, si je puis parler ainsi, tout parcouru en rêve; je m'étais imaginé dans des moments de pessimisme, que tu me repousserais, que tu me dédaignerais parce que j'étais trop insignifiante, trop laide, trop importune. Toutes les formes possibles de ta défaveur, de ta froideur, de ton indifférence, je les avais toutes arpentées, dans des visions passionnées; mais dans mes heures les plus noires, dans la conscience la plus profonde de ma nullité, je n'avais pas envisagé celle-ci, la plus épouvantable de toutes: que tu n'avais même pas fait la moindre attention à mon existence. Aujourd'hui, je le comprends bien - ah! c'est toi qui m'as appris à le comprendre! - le visage d'une jeune fille, d'une femme, est forcément pour un homme un objet extrêmement variable; le plus souvent, il n'est qu'un miroir où se reflète tantôt une passion, tantôt un enfantillage, tantôt une lassitude, et qu'il s'évanouit aussi facilement qu'une image dans une glace, que donc un homme peut perdre plus facilement le visage d'une femme parce que l'âge y modifie les ombres et la lumière, et que des modes nouvelles l'encadreront différemment. Les résignées, voilà celles qui ont la véritable science de la vie. Mais moi, la jeune fille que j'étais alors, je ne pouvais pas comprendre encore que tu m'eusses oubliée; car je ne sais comment, à force de m'occuper de toi, incessamment et sans mesure, une idée chimérique s'était formée en moi: que toi aussi, tu devais souvent te souvenir de moi et que tu m'attendais; comment aurais-je pu respirer encore si j'avais eu la certitude que je n'étais rien pour toi, que jamais aucun souvenir de moi ne venait t'effleurer doucement? Ce douloureux réveil devant ton regard qui me montrait que rien en toi ne me connaissait plus, que le fil d'aucun souvenir ne joignait ta vie à la mienne, ce fut pour moi une première chute dans la réalité, un premier pressentiment de mon destin.

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